De Montréal-du-Gers à Eauze - Saint-Jacques-de-Compostelle

Montréal du Gers

J’envisage de prendre un jour de repos… chaque jour je le reporte au lendemain. A Montréal-du-Gers je tombe sur Evelyne, pèlerine allemande déjà rencontrée à Lectoure, puis au gîte de La Romieu. Nous cheminons ensemble et parlons de nos trajectoires si semblables :
- Tu l’aimes, Evelyne ?
- Assez, oui…
- Et lui, il est amoureux ? - Non, je ne crois pas…

Qu’il est difficile de pratiquer la lucidité face à soi-même ! Ici, pourtant, à des kilomètres de chez soi, face à l’immense horizon, sous l’effet du plaisir procuré par la marche, la douleur s’atténue, on pourrait presque la supporter. Evelyne aux yeux tristes sourit :
- J’ai besoin de ce chemin, chaque année. J’y ai tant appris sur l’existence, et sur moi-même!

Tout en bavardant, j’arrive au gîte de l’Escoubet où je passerai la nuit sous une yourte. La chaleur est suffocante et les trois yourtes exposées en plein soleil dans un champ apportent une note originale au voyage. Elles sont magnifiquement ornées : poutres orange avec des décorations naïves de bleu et de blanc, meubles en bois assortis (commode, lit-banc, table basse et minuscule tabouret)… Malgré la chaleur je suis heureuse d’avoir choisi cette solution et de dormir en pleine nature, loin des villes et de la civilisation.

Partir le matin sans savoir où l’on dormira le soir, c’est finalement une bonne école de vie et cela réserve d’heureuses surprises. Evelyne, organisée et pratique, s’étonnait que je n’aie rien réservé et de mon insouciance quand je lui ai répondu : « On verra… » Surprise, un peu envieuse, elle m’a demandé : « Mais tu es toujours comme ça dans la vie ? »

Plus que toi, sans doute, Evelyne, mais je voudrais l’être bien davantage. Ma nature profonde me pousse à l’insouciance, à la légèreté, à une forme d’épicurisme sain et heureux. Mon expérience de la vie, hélas, me rend soucieuse, inquiète ; et plus que la voix de ma conscience, c’est l’expérience qui m’exhorte au raisonnable… qu’au fond je déteste.

Sous la yourte, à minuit je m’éveille, sous l’effet de la fraîcheur et des piqûres d’insectes. Je me tourne et me retourne, et mes pensées reviennent invariablement au chaos de ma vie. Pourquoi suis-je ici, loin de tout, dévorée par les fourmis, rongée par le remords, les jambes douloureuses et le cœur lourd ? Il me semble marcher toujours, marcher sans trêve, marcher en rêve, et chaque pas pèse une tonne et martèle le bitume.

Et si ces deux années s’effaçaient ? Si par magie je faisais demi-tour et rentrais, sagement, à la maison d’ « avant » ? Je retrouverais la villa, mon jardin et ses roses trémières, le crépi blanc et les poutres claires au plafond. Je monterais l’escalier, ce carrelage de terre cuite que j’aimais tant, retrouverais ma petite chambre jaune au lit bleu, mon lit de femme seule, mon lit de sage étudiante, et l’atroce pensée chaque matin au réveil : « J’aimerais mieux être morte ! » Le chien dormirait au jardin, la voiture au garage, mon mari de l’autre côté du mur, à des années-lumière…

C’est une existence dont j’ai perdu la mémoire, où l’argent rentre et sort, où les enfants sortent mais rentrent encore, avant le matin, où je ne suis pas encore sortie de mes gonds… Le ciel clair me garde éveillée, je me lève et fais quelques pas. Face à l’étroite ouverture de la yourte, la lune, d’un orange profond ! Je suis seule et si loin, loin de chez moi, si loin de ceux que j’aime, et loin de moi-même…

A six heures je me lève et contemple le jour brumeux sur mon minuscule pas de porte, comme toute bonne Mongole à l’attaque de sa journée. Puis je me soulage sans vergogne à côté de l’entrée. Où donc a disparu mon dernier vernis de civilisation ? En tout cas j’ai compris : une yourte, il y fait glacial en hiver, étouffant en été, cherchez l’erreur. La yourte est montée à l’envers, ou le Mongol plus endurant que moi.