3800 km en canoë - Sibérie

Philippe Sauve raconte son périple de 3800 km en canoë pendant cinq mois.

Récit

C’est après avoir traversé le Canada en canoë, en juin 1994, que je passai, à bord du Transsibérien, devant l’immensité du lac Baïkal. Au-dessus du brouillard enveloppant les étendues liquides, je devinai vers le Grand Nord les forêts sibériennes et les fleuves voyageant vers l’océan Arctique… Je me promis ce jour, à la vue des paysages somptueux, poussé par mes désirs intenses de vivre en communion avec la Nature, que je reviendrai arpenter ces étendues sauvages.

En canoë

Ce jour attendu vient le 23 avril 2005. Après une année de préparation en France, je rejoins la Finlande, en traversant la mer Baltique sur un navire marchand, et atteins la ville d'Helsinki. Un train étrange entre dans la gare de la ville scandinave. C'est le Transsibérien qui va me conduire en Sibérie, sur plus de huit mille kilomètres à travers la Nouvelle Fédération de Russie.

Carte Sibérie

Itinéraire du parcours en canoë

Je franchis l'Oural et ces montagnes hercyniennes, couvertes de sapins. Depuis ma chambrette exiguë, je distingue des individus dans le désordre pittoresque des villages dévastés. Ils sont immobiles, debout sur des monticules de terre, vêtus de vieux habits. Je me demande ce qu'ils peuvent faire en pareil endroit. Où vivent-ils ? A l'intérieur de ces cabanes penchées, prêtes à s'écrouler ? La question file aussi vite que leur silhouette disparaît. Et d'autres individus apparaissent, d'autres lieux sordides où la vie semble s'être arrêtée. Le relief s'adoucit à l'approche de la ville de Krasnoïarsk. Des lacs glacés, au creux de légers vallons, sont encerclés de villages aux isbas bien tenues. Les potagers des villageois sont soigneusement délimités de barrières en bois. Au loin, un cimetière posté sur le flanc d'une colline et la silhouette sombre d'une dame traînant une carriole de fleurs. Soudain, l'apparition d'une image agressive : un arsenal de grues bordant les rivages du Ienisseï. Le spectacle qui se trame ici inhibe toute éclosion de beauté. La rouille s'accumule et les hommes, pris en étau par le béton et des barres métalliques, travaillent sous le froid persistant du mois de mai.

Ville de Sangar

Ville de Sangar

« Si je savais que quelque part dans cet océan de pensées qui noie mon Esprit se trouve une île de terre, j'irais la trouver pour y bâtir une demeure. Je consacrerais ma vie jusqu'au sacrifice à la quête de cet îlot perdu. Et si l'océan me noie, j'y coulerais sans remords... »

J'écris ces quelques phrases dans mon journal, alors que le Transsibérien s'apprête à me débarquer à Irkoutsk. Mes écrits semblent être inspirés par cette volonté « folle » qui m'entraîne vers les espaces hostiles du Far East Russia. Traverser la Sibérie avec un équipement de survie rudimentaire, à bord d'un canoë en toile, sur un fleuve aux méandres gigantesques, dont la largeur approche les quinze kilomètres, est assurément une entreprise audacieuse. Mes écrits évoquent donc tout naturellement la possibilité d'un naufrage.

J'affronte mes doutes et m'engage dans l'aventure le 24 mai, en partant de Kacug, du premier village en amont de la source du fleuve Lena. Je progresse vers l'arctique. J'effectue une moyenne journalière de quarante kilomètres de canoë. Chaque jour, la Lena modifie son relief. Tantôt des falaises hautes de plus de cent mètres me font de l'ombre, tantôt les berges sont saturées de fourrés. Le vent, la pluie, la brume, le soleil produisent des décors en perpétuelle mutation. J'ai parfois l'impression de pagayer vers des tableaux de grands peintres. J'arpente des espaces composés d'îles de sables, de canaux sans fond et d'une impressionnante forêt. L'homme russe, quant à lui, se démène dans une ambiance d'ivresse. Je rencontre la folie humaine, liée à la surconsommation de la vodka, mais aussi la finesse d'artistes conscients de la valeur de leur pays. Pour me protéger de ma solitude, je dois sans cesse me camoufler. Mon embarcation résiste aux intempéries. Je répare souvent la toile en y collant des rustines.

Une épreuve de taille m'épuise quotidiennement : le combat contre les insectes. Je suis plus éreinté par la lutte contre ses êtres volants, que par les huit à dix heures de coups de pagaie. J'ai fais la connaissance d'un prédateur acharné, une sorte de mouche équipée d'une lance aiguisée, au corps deux fois plus gros qu'un bourdon. Je l'appelle la terrifiante « mouche jaune ». Je reconnais son bourdonnement lourd, dû à son poids. J'identifie d'ailleurs chaque insecte qui pique au bruit du battement de ses ailes. La « mouche jaune » est la plus effrayante à cause de son envergure et de ses yeux globuleux. Si elle mesurait à peine cinquante centimètres de plus, elle serait la maîtresse du Monde, tant son corps est formé pour la guerre. Elle n'a pas de territoire. Elle me suit sur des dizaines de kilomètres en volant dans mon dos. Elle attend que je m'agite pour m'attaquer le visage. Elle se pose sur mes lèvres, tente de me donner le baiser de la mort, puis elle repart et revient, passe sous le siège en frôlant mes mollets. Elle m'oblige, malgré Il y a aussi les « mouches noires » qui ressemblent par leur taille aux abeilles. Je ne compte plus le nombre de leurs cadavres qui gisent à mes pieds ou qui s'aplatissent sous les tiges de l'armature métallique de mon « navire ». Celles-ci ne m'effraient plus depuis l'arrivée de leurs sours aînées les « mouches jaunes ». Les moustiques traditionnels ou plutôt les moustiques mutants de Sibérie qui mesurent le double de leur cousin français voyagent rarement jusqu'à l'embarcation, au milieu du fleuve. Ils m'attendent à la tombée du jour sur les berges et me contraignent à me badigeonner le corps de pommades et de sprays, ainsi qu'à porter la veste polaire, fermée complètement pour me protéger le cou. C'est à peine si je peux subvenir à mes besoins intimes. Tout ce petit monde m'a rendu très mal poli !

La chaleur caniculaire du mois d'août, à garder les bottes hermétiquement fermées, le pull épais rentré dans le pantalon, les manches redescendues jusqu'aux mains et le chapeau rabaissé sur les oreilles.

Une pause

Une pause

Au camp

L'immensité se déploie. Je rame dans le silence pesant. Le plafond de nuages dessine un arc parallèle à celui de l'horizon. Une zone de clarté permet à la lune orangée de projeter ses rayons. Devant la grandeur du paysage, je sens qu'il faut du courage pour s'y aventurer. Je stimule cette force intérieure et tente de me resituer. Je reconsidère ma position sur le canoë... Quand, tout à coup, se profilent deux cônes flous, posés sur l'horizon de la côte lointaine. Deux cônes magiques appartenant aux montagnes Verkhoïansk. Les sommets ainsi révélés paraissent irréels. C'est un moment de pures émotions. Je vogue vers l'un des territoires les plus froids de la planète. Des scientifiques ont enregistré sur les montagnes des températures frôlant les moins soixante dix degrés. Seuls les « peuples premiers », les Evencks, cousins des Inuits d'Alaska, en occupent les vallées depuis vingt mille ans.

La Lena lunaireLes cônes disparaissent sous un épais brouillard, qui me crache au visage des gouttelettes glaciales. Derrière son voile opaque, toutes les terres s'évanouissent. Même la berge que je longe devient floue si je m'en écarte de quelques mètres. Je perds ainsi la voie principale des gros navires, mais je ne m'inquiète pas. Car je sais que je n'atteindrai pas le prochain village aujourd'hui. Je peux pagayer dans le brouillard sans soucis, pendant encore vingt heures au moins.

Après deux mille cinq cents kilomètres d'efforts, la Lena atteint la largeur incroyable de 14 kilomètres. Ce n'est plus un fleuve, mais une mer ! Je pagaie parfois sur des vagues dépassant les deux mètres. La difficulté n'est pas le froid de l'hiver naissant, ni les vagues. Il est le vent de face qui souffle en continu. Un vent qui vient de l'océan Arctique. Je rejoins le dit océan le 21 septembre, quatre mois après mon départ du village de Kacug, en évitant de me perdre dans de véritables labyrinthes. Je me trouve là sur le territoire du peuple Iakoute. La Lena se rétrécie à la fin de mon parcours. Elle forme un véritable canyon glacé, où les températures automnales flirtent avec les moins dix degrés C°. Je dépasse le dernier village du fleuve, Tit-Ary, et entre dans le delta. Il me reste une journée de canoë pour rallier l'océan. Je viens d'effectuer 3 800 kilomètres. C'est alors qu'un événement inattendu se produit.

Pêcheur Iakoute

Pêcheur Iakoute

« L'évènement inattendu » dans le récit de voyage intitulé Siberia de Philippe Sauve , publié aux éditions Les Presses de la renaissance. Sortie le 20 avril 2006. Je rentre en France après cinq mois de voyage, chargé d'émotions nouvelles. J'écris dans mon journal : « J'ai rencontré une jolie fille russe. Elle avait un tempérament de feu, elle s'agitait lorsque je voulais la prendre dans mes bras. Elle avait des courbes parfaites que j'épousais chaque soir. J'ai navigué sur son dos durant quatre mois. Elle s'appelait Lena. De retour en France, dans le brouhaha citadin, je la cherche. Je cherche un coin où me poser, m'agenouiller comme j'en ai pris l'habitude, pour la contempler. Mon voyage en canoë sur le fleuve Lena fut une véritable histoire d'amour naturelle. La Sibérie m'a réappris à pleurer d'émotions pures, comme les enfants. »

Livre Siberia de Philippe SauveDécouvrez le livre relatant ce voyage :
Titre: Siberia : 3800 km en canoë du lac Baïkal à l'océan Arctique de Philippe Sauve
Langue : Français
Éditeur : Presses de la Renaissance (20 avril 2006)
Collection : Esprit de voyage
Format : Broché - 338 pages
Dimensions (en cm) : 15 x 3 x 23