Petit Imprécis de Voyage

Interview de Pierre Gras

Pierre Gras vient de publier « Petit imprécis de voyage à l’usage des navigateurs urbains ». Cet anti-manuel de voyage se destine à créer ou à entretenir un “désir de voyage”, au sens de l’imaginaire et de l’aventure humaine.

(Avril 2008)

Entretien avec Pierre GrasJournaliste et éditeur, Pierre GRAS a dirigé pendant dix ans l’agence de presse Tramway et a travaillé auparavant au Progrès et au Monde Rhône-Alpes. Il collabore aujourd’hui à la revue Urbanisme. Auteur d’essais et de récits de voyage consacrés au monde urbain, il a notamment publié Médias et citoyens dans la ville. Il vit et enseigne à Lyon.

Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste, mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.
       Jean-Jacques Rousseau Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ? A vrai dire, cette idée me trottait dans la tête depuis longtemps, depuis de premiers et sans doute maladroits récits de voyage rédigés au retour de deux périples en Amérique du Sud, au tout début des années 80. J’avais envie d’aborder la question du voyage d’une manière très libre, voire impertinente, et de proposer une réflexion où l’humour et la distance aient aussi leur place, de même que l’expérience de chaque lecteur-voyageur, invité à créer son propre parcours dans le livre. C’est la raison pour laquelle les différents chapitres fonctionnent un peu comme des chroniques thématiques (le voyage en train, la marche, le monde des villes, etc.) où chacun peut (on non) inscrire sa propre histoire. Lorsque Franck Michel, anthropologue spécialiste du voyage et du tourisme, m’a proposé de concrétiser ce parcours en couchant sur le papier quelques idées sur le ‘‘nomadisme’’, j’ai pris conscience que ce projet me poursuivait depuis près de trente ans et j’ai saisi l’opportunité !

Vous dites « Voyager, c’est accepter l’imprévisible non comme une malédiction, mais comme une opportunité. » Que voulez-vous dire ? Il y faut un peu d’humilité. Le nombre de fois où l’on vous dit, au cours d’un voyage, « je ne sais pas, revenez demain » ou bien « attendez, je vais voir, un tel n’est pas là », a du sens. Il faut savoir en tenir compte. Tout n’est pas prévisible. Le voyageur impatient – ou le journaliste tout gonflé de son importance – est libre de penser : « On me balade ». Mais le plus souvent, c’est un signe, un point de passage, un moyen d’accéder à l’étape suivante. Il ne faut donc pas renoncer. Les modes de faire, les comportements dans la rencontre sont parfois plus importants que la rencontre elle-même, au moins au début : en Orient comme en Occident, tous les usages en témoignent. Il ne s’agit pas de se nier, mais de se mettre en situation. On s’exaspère de perdre de son temps en inutiles salamalecs. C’est vrai parfois, mais aucune autre solution ne peut s’envisager sans modestie ni temps disponible. Où l’on retrouve la nécessité d’avoir le temps pour soi, à défaut d’avoir l’éternité devant nous. ‘‘Perdre du temps’’ n’est pas une malédiction, c’est peut-être une ouverture, une chance...

Vous faites la critique des écrivains-voyageurs dans votre livre. En parlant d’eux, vous écrivez : « Qui voyage encore en cargo ou en couchette troisième classe sur couloir pour conquérir le vaste monde ? », ou encore : « Trop de pathos, pas assez de promesses ». Qu’est-ce que vous leur reprochez exactement ? La déception de l’écrivain post-moderne face à la réalité du monde qu’il visite et qu’il décrit n’est égale qu’à la somme de sa suffisance. C’est le miroir déformant d’une réalité qui se refuse à lui ressembler. Ce qui le rassure, ou bien l’inquiète, c’est qu’il va inévitablement devoir rencontrer, à défaut du Grand Autre lui-même (qui n’existe que dans ses rêves), d’autres lui-même, malheureusement fort nombreux, expatriés et attachés culturels pestant davantage contre les infortunes d’une carrière qui les a placés dans un parking doré que sur les modes de vie qu’on les ‘‘contraint’’ à adopter, domesticité et chauffeur compris. D’ailleurs, pour eux, le voyage n’est finalement qu’une parenthèse dans une aventure bien plus passionnante : leur vie. Mais le pire pour moi, c’est le ‘‘blog’’ de voyage des écrivains, souvent très narcissique. C’est comme une soirée-diapos, sauf que cela dure des mois...

Vous écrivez « Trop de « touristes » et pas assez de « voyageurs ». » Quelle différence faites-vous entre touristes et voyageurs, ou entre tourisme et voyage ? Comme me l’expliquait l’historien et politologue Jean Chesneaux, pour qui j’avais beaucoup de respect, il faut se garder de sacraliser l’opposition radicale créée justement par les voyageurs ‘‘postmodernes’’, pour qui le voyageur est une sorte de génie et le touriste un imbécile. Pour lui, il existe une différence majeure entre le touriste et le voyageur, qui tient à l’autonomie du projet. Le voyageur profite de l’éloignement de ses habitudes, de son quotidien, pour regarder autour de lui, développer une culture du voyage, aller à la rencontre l’Autre et de l’ailleurs, même si ce n’est pas toujours facile, alors que le touriste est pris en général dans des rapports de consommation, des contrats commerciaux et des programmes de voyage qui contribuent à le ficeler, à limiter ses mouvements, donc l’acuité de son regard et sa liberté d’action. Ce n’est pas un jugement de valeur, juste le constat d’une privation, parfois volontaire, du mystère de la découverte et du ‘‘risque’’ de la rencontre, qui font pourtant le charme du voyage, aujourd’hui encore.

Pierre Gras, touriste ou voyageur ? Touriste et voyageur. Nous sommes souvent les deux. Quand je me trouve dans une file d’attente d’aéroport, que je ‘‘marchande’’ un objet artisanal sur un marché local ou que je m’efforce de me faire comprendre dans une langue qui n’est pas la mienne (souvent sans succès !), je suis incontestablement placé dans la situation du touriste. Il m’arrive de le regretter, mais pas toujours, car cela me permet de comprendre plus aisément les limites des voyages organisés, prédigérés, ‘‘airconditionnés’’, et prendre de la distance par rapport aux contraintes que l’on subit nécessairement pour voyager. Mais le plus souvent, ma position de voyageur l’emporte. Je me déplace beaucoup, y compris sur des courtes distances, en France, en Europe, c’est toujours instructif. Je suis journaliste et historien de formation, cela m’a aidé à constituer une certaine distance avec l’objet de mes étonnements ou de mes passions. Mon regard s’est imprégné au fil des années (et autant qu’il a pu) d’esprit critique : c’est ce que j’ai essayé de transmettre dans ce livre. Mais on a besoin d’une certaine lenteur, d’un rythme qui vous soit personnel et non imposé par un tour-opérateur, pour voyager différemment, découvrir, écouter, chercher à comprendre, écrire. La vacuité de certains de nos déplacements saute aux yeux ! A quoi sert-il de courir au bout du monde pour s’écrouler dans une chaise longue au bord d’une piscine ou d’un lagon artificiel quand on peut le faire à une poignée de minutes de chez soi ? La différence, c’est le sens que l’on donne au voyage et la place que l’on accorde aux autres dans ce projet. Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau, lui-même marcheur impénitent : « Quand on ne veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste, mais quand on veut voyager, il faut aller à pied »...

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Petit Imprécis de VoyageSynopsis :
Cet anti-manuel de voyage, interrogeant tour à tour le tourisme, la mobilité, le nomadisme et la modernité, mais aussi la quête de l'Autre et de l'ailleurs, n a pas pour objectif de régler leur compte aux inepties touristiques ni aux « idiots du voyage » de toutes sortes, même si l'exercice pourrait être salutaire. Il se destine davantage, en évitant si possible les pièges de « l'exploraseur », à créer ou entretenir chez chacun d'entre nous un désir de voyage. Et au final, faire mentir Samuel Beckett lorsqu'il affirmait : « On est tous cons, mais pas au point de voyager. »
"Petit Imprécis de Voyage" de Pierre Gras, éditions Homnispheres, 2008, 144 pages.