Turkménistan

Interview de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Philosophe et juriste, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer a travaillé et vécu au Turkménistan plus de 250 jours entre 2007 et 2009. Dans son livre, il présente le pays de façon très complète et synthétique, illustrant ses propos avec près de 300 photos. L'ouvrage est l'un des premiers à utiliser l'image pour traiter des différentes facettes de cette dictature d'Asie Centrale connue principalement pour sa richesse en gaz et le culte de la personnalité de l'ancien président, Turkmenbachi, Niyazov.

(Janvier 2010)

Jean-Baptiste Jeangène VilmerDans un café du 5ème arrondissement de Paris, nous avons rencontré Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, auteur de plusieurs ouvrages sur des thèmes aussi variés que la pensée de Sade, le droit international public et l'éthique animale. A 31 ans, son parcours est impressionnant : voyages, réussites académiques, poste à l'ambassade et projets d'écriture ambitieux. Pour e-Voyageur, il fait part de son expérience au Turkménistan et nous éclaire sur l'un des pays les plus fermés du monde.
Vous venez de publier un ouvrage de présentation du Turkménistan après y avoir vécu plus de 9 mois, quand et comment a démarré votre curiosité pour ce pays d’Asie centrale ?Complètement par hasard. C’est l’ambassade de France à Achgabat, la capitale du Turkménistan, qui m’a contacté pour me proposer une mission là-bas. Je savais que le Turkménistan était un pays d’Asie centrale, mais je ne connaissais pas les détails. J’ai dû me documenter assez rapidement et j’ai décidé de le faire. Trois semaines après, j’y étais. Sur place, j’ai vu qu’il y avait le potentiel d’en faire un sujet de recherches, de photographies et d’en faire un livre.

Comment ce voyage se situe-t-il par rapport à vos autres expériences, aviez-vous déjà beaucoup voyagé avant de partir au Turkménistan ?

TurkménistanJ’ai voyagé dans une vingtaine de pays à peu près : en Pologne, Roumanie, Hongrie, Slovaquie, ex-Yougoslavie, Ukraine, Turquie, Maroc, Chypre, etc. J’ai été en Australie, en Inde, au Ladakh, un ancien royaume au nord de l’Inde. Enfant, j’ai vécu 2 mois au Cameroun. Récemment, j’ai enseigné à l’université de Montréal pendant 4 ans. J’étais à Yale University aux Etats-Unis pendant un an, ensuite à Amsterdam, et je ne suis rentré qu’au mois d’août l’année dernière.

Le Turkménistan, c’était une expérience complètement à part parce que ce n’est pas un pays conventionnel. Pour commencer, on ne peut pas y aller juste en le désirant : il faut faire une demande de visa via une agence agréée par l’Etat ; obtenir une lettre qu’on n’obtient pas forcément ; sur place, il faut être accompagné par un guide. Je pouvais contourner ce blocus en n’étant pas touriste, en travaillant. Et du coup, ça facilitait mes déplacements dans le pays, ma capacité à réunir des informations et à prendre des photographies. Et ça a rendu cette expérience unique.

Vous parlez dans votre introduction d’un « devoir d’informer », qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?

Il faut nuancer cette notion de « devoir d’informer » parce que ça peut pousser les gens à dire des choses qu’il ne faudrait pas dire. A l‘heure actuelle, par exemple, on sait qu’il y a deux journalistes qui sont retenus en otages en Afghanistan. Quelqu’un qui aurait des informations sur cette affaire et qui les donnerait au nom d’un hypothétique « devoir d’informer », les mettrait en danger. Donc, au contraire, parfois on a le devoir de se taire. Je voulais simplement dire que le livre répond à une absence d’informations.

Enfant turkmène vivant près de la ligne de chemin de fer allant vers TurkmenbachiJ’aime écrire depuis longtemps et l’idée m’est venue assez naturellement, quand j’ai vu qu’il n’y avait pas grand-chose sur le pays et surtout quasiment pas de livres de photographies. L’idée était de montrer des images du pays qui ne soient pas celles que l’on voit habituellement : les images officielles. Si vous tapez « Turkménistan » dans Google image, vous verrez Achgabat, le désert, les principaux monuments, les costumes folkloriques, mais vous ne verrez pas d’images de la pauvreté, de la population, de la manière dont on vit, des différents types d’habitat, de la manière de se comporter dans un marché… Je voulais montrer le « Turkménistan réel ». Il y a des photographies qui mettent en valeur le pays et d’autres moins, parce que c’est aussi ce que l’on voit sur place.

C’était donc, quelque part, pour essayer de briser « l’image d’épinal » du Turkménistan. J’ai voulu montrer qu’il y avait d’autres raisons de s’intéresser au pays que Turkmenbachi (qui d’ailleurs est mort depuis trois ans) et le gaz.

Le photojournalisme s’inscrit à la fois dans une démarche informative et artistique, vous avez pris plus de 10000 clichés pour constituer l’un des premiers livres de photographies sur ce pays : comment vous est venue l’envie de photographier le pays  et quelle a été votre approche ?

Fête à AchgabatJe ne suis pas un photographe professionnel, mais amateur. J’ai passé une partie de mon adolescence à faire de la photographie animalière. Et j’ai retrouvé un peu ces sensations au Turkménistan car c’est un pays dans lequel il est très difficile de faire des photos. Il y a beaucoup d’obstacles. Ce n’est pas interdit partout mais ça rend les forces de l’ordre très suspicieuses. Et, avec le type d’appareil que j’avais, un reflex avec tout un attirail, on passe assez rapidement pour un espion. Donc il faut ruser, et là, j’avais retrouvé ces sensations. Mais c’était avant tout un plaisir defaire de la photo. J’ai essayé de faire des belles photos, mais surtout des photos informatives.

A l’inverse d’un pamphlet contre le gouvernement ou d’un essai sur la dictature, vous avez conçu votre livre comme une présentation générale du Turkménistan délibérément synthétique et dépourvue de critiques explicitement formulées. Pourquoi avoir choisi cette formule et d’où vous vient ce souci d’objectivité ?

Je ne crois absolument pas à l’objectivité. Par contre, j’avais le souci d’informer et, pour informer, il ne fallait pas faire un pamphlet. D’ailleurs, ça aurait posé un problème pour les photos car il très difficile d’illustrer les droits de l’homme : on ne voit jamais les violations en direct, ça se passe derrière les murs, et je ne suis pas là pour les photographier.

Je ne pense pas que mon livre soit objectif dans le sens où il y a des prises de partie. Palais présidentiel à AchgabatJe donne mon opinion notamment dans les chapitres Politique et Droits de l’homme, rien que dans le fait d’y consacrer un chapitre. Ca ne plaira pas au gouvernement. Néanmoins, parce qu’il y a un souci encyclopédique, le but n’était pas de faire une charge mais de présenter un portrait honnête. Une autre raison est tout simplement qu’on a l’habitude de charger la barque avec le Turkménistan. Donc, j’ai voulu corriger un peu le travers. C’est vrai qu’il y a cet aspect-là (les problèmes politiques et les violations des droits de l’homme) mais il faut aussi parler de ce qui va bien dans le pays.

La section médias de votre livre commence : « le Turkménistan ne connaît aucune liberté de la presse : le pays est classé à la 171è place sur 173 par Reporters sans frontières », comment rédige-t-on un ouvrage dans de telles conditions ?

Sur place, on peut faire des recherches de terrain. Par contre, ça ne sert à rien d’essayer d’avoir les chiffres officiels du gouvernement car ils sont complètement truqués. Une partie des données sont empiriques, ce sont des entretiens sur place. Une partie est juridique. Mais il y a aussi une dimension universitaire de recherches qui peuvent se faire à l’extérieur du pays.

Famille devant le Grand Kiz Kala à MervLes obstacles et dangers ne sont pas vraiment pour soi, mais plutôt pour les autres. Comment obtenir des informations en se faisant aider de la population locale sans la compromettre ? Comment prendre des photos sans montrer les visages de ceux qui peuvent être reliés à soi-même ? Comment faire parler les gens en expliquant qu’ils n’auront pas d’ennuis ? Et garantir qu’ils n’en aient pas ? Si on ne prend pas de précautions, on apprend quelques semaines plus tard que ces personnes subissent des pressions, du harcèlement de la part des autorités : on va débrancher leur téléphone, ils vont recevoir des visites d’agents, etc.  Faire attention à l’impact de notre présence, aux traces qu’on laisse sur la population locale, c’est ça l’obstacle principal, c’est ça le danger, et c’est ça qui devrait être la préoccupation de celui ou celle qui, sur place, essaye d’avoir des informations.

De la capitale Achgabat, à la mer Caspienne, aux dunes du désert Karakoum, vous avez traversé le pays de long en large, quels paysages vous ont le plus marqué et pourquoi ?

Canyon rose de YangikalaC’est peut-être le Canyon de Yangikala qui est superbe et assez particulier. On ne s’y attend pas vraiment dans ce pays qui est occupé à 80% par le désert. D’ailleurs, c’est un désert de petites dunes dont les plus grandes font 15-20m. Il  y a des montagnes, avec la chaîne de Kopetdag près de l’Iran d’environ 2000m mais rien d’extraordinaire quand on a vu l’Himalaya ou les Alpes. Par contre, ce qui est extraordinaire c’est le canyon rose de Yangikala, près de Balkanabat, au nord ouest du pays, qui est complètement inconnu des Turkmènes eux-mêmes. Nous avons eu beaucoup de difficultés pour trouver un 4x4 qui pourrait nous y emmener. Nous nous sommes dirigés grâce aux informations qu’on avait pu récolter, sans GPS, sans rien. C’était assez difficile à trouver mais c’était très impressionnant. Les couleurs sont superbes.

Puis, il y a le cratère de Darvaza (NDLR : poche de gaz en feu) qui est beaucoup plus « touristique ». C’est un cratère de 80m de diamètre et qui est perpétuellement en feu. Il n’y a aucune barrière autour donc on peut s’approcher autant qu’on veut. C’est en plein milieu du désert, c’est très plat et il y a des bourrasques de vent brûlant assez violent. L’odeur est particulière, ça sent le feu, le gaz. Le mieux est d’y passer la nuit, en campant à côté.

Vous parlez d’une population  « accueillante, chaleureuse, généreuse et solidaire », vous a-t-il été facile d’approcher le peuple Turkmène et comment avez-vous dépassé les différences culturelles et linguistiques ? Quel rôle vos rencontres ont-elles joué dans votre séjour au Turkménistan ?

Les rencontres c’est quelque chose de très important, qui m’a beaucoup aidé. Dans la mesure où je travaillais sur place, j’avais forcément des liens avec les gens puisque c’était avant tout des collègues au quotidien, qui deviennent des amis.

En ce qui concerne le choc culturel, il n’y en a pas vraiment eu car les gens qui travaillent avec des Français font partie de la frange des Turkmènes qui sont relativement occidentalisés. Femme au bazar de TolkouchkaIls parlent le français ou l’anglais, ont peut-être déjà fait un séjour à l’étranger, sont relativement critiques à l’égard de leur gouvernement, ont des connaissances et sont des interlocuteurs relativement fiables et intéressants pour un Occidental.

Sinon, il y a toute une frange de la population bien endoctrinée et avec qui il est difficile de parler politique notamment. Sauf parfois avec les chauffeurs de taxi parce qu’ils savent qu’on ne se reverra pas et que la discussion reste anonyme. Ils se lâchent volontiers et peuvent très bien être critiques. Mais, en privé, ils sont beaucoup plus prudents. Là-bas, j’ai commencé à apprendre le russe, j’avais des rudiments qui me permettaient de fonctionner sur place mais pas d’avoir des conversations philosophiques.

Vous racontez votre arrestation pour avoir photographié la gare d’Achgabat en juin 2008, a-t-elle eu des conséquences sur vos recherches pour le livre ou sur votre travail à l’ambassade ?

Il n’y a pas eu de répercussions car l’arrestation a eu lieu deux jours avant mon départ. Ce n’est pas un hasard puisque j’ai fait les choses qui étaient les plus « risquées » juste avant de partir. Les autorités m’avaient identifié depuis longtemps.
Erbent dans le désertCe qui m’intéressait, ce n’était pas les nouveaux trains chinois, c’était les wagons rouillés, à titre artistique cette fois. Mais ça, ils ne comprennent absolument pas. Quand ils m’ont arrêté, ça a duré longtemps. En fin de compte, j’ai compris que ce qui leur posait problème, ce n’était pas tant le fait que j’ai pris des photos de trains, c’était que l’on photographie des vieux wagons plutôt que de beaux monuments. Leur mission est de présenter le visage le plus avantageux du pays.

C’était une expérience intéressante qui a confirmé que la prise de décision est très difficile à obtenir, et donc les négociations ont tendance à beaucoup traîner parce que personne n’ose décider. Celui qui décide a une responsabilité et devra rendre des comptes. Si jamais il a pris la mauvaise décision, là-bas, il peut se faire licencier, sa femme peut l’être aussi, et si c’est grave il peut même y avoir des impacts sur la famille élargie, il peut éventuellement aller en prison. Voilà pourquoi un petit incident a duré trois heures et a mobilisé autant de personnes.

Avec l’arrivée du nouveau président, le pays est-il finalement en train de s’ouvrir au tourisme ?

Femme baloutche du village de MirPour le visiteur lambda il y a deux manières d’aller au Turkménistan : le visa de transit de 5 jours qui donne une grande liberté mais est typiquement pour ceux qui traversent le pays et le visa de tourisme de trois semaines, mais on doit obtenir une lettre d’invitation donc c’est beaucoup plus compliqué. Il peut être refusé. Et puis, ce sont des voyages très organisés et très contrôlés avec un guide officiel. Donc pour le voyageur indépendant c’est à peu près impossible à l’heure actuelle.

Berdymouhamedov, le nouveau président a fait du tourisme une priorité nationale. Il est en train de développer une zone qui s’appelle Avaza, une sorte de station balnéaire à quelques kilomètres de la ville de Turkmenbachi inaugurée l’été 2009. Mais le pays fonctionne toujours par la vitrine, le tape-à-l’œil. Les réformes de Berdymouhamedov donnent l’illusion que les choses sont en train de changer. Mais, en réalité, le quotidien de la population reste le même. Les violations des droits de l’homme sont toujours là, il y a toujours environ 60% de chômage. Et cette libéralisation qu’on voit partout dans les médias occidentaux quand on parle du Turkménistan, c’est un mirage. Le pays s’ouvre aux investisseurs étrangers et la diplomatie turkmène est plus active. Mais le Turkmène ne voit pas la différence, il ne vit pas mieux, ne gagne pas plus d’argent et n’a pas plus d’emploi. Le culte de la personnalité qu’est en train de développer Berdymouhamedov est du même niveau que celui de Niyazov donc il n’y a pas non plus de changement.

De retour à Paris et avec le recul,  quels sont vos souvenirs les plus marquants, que garderez-vous de ce voyage au Turkménistan ?

Ce qui marque le plus quand on arrive et qu’on est Occidental, c’est le culte de la personnalité. Dans la capitale, le président est partout. Après, en vivant sur place, il y a tout ce qui est lié aux libertés. On se rend compte que ça fait très longtemps qu’on n’a pas lu de presse ou été au cinéma, toutes ces choses qu’on fait ici librement, comme avoir l’eau courante. Là-bas, on sent le poids de la surveillance, la peur de la population quand on parle. Et puis, il y a la forme assez particulière de la capitale. Les rues sont désertes et on se demande où sont les gens. Fontaine du parc de Roukhnama à AchgabatLe centre-ville est le lieu du pouvoir où se trouvent le palais présidentiel et les ministères. Il y a un côté kitsch, avec les lumières qui changent de couleurs : on parle d’un mélange d’architecture totalitaire et d’architecture ludique (qui renvoie à Disney Land) avec une petite touche orientale et ça c’est assez particulier.

Je garde des amis. Ce sont des gens très sympathiques humainement, et qui sont plus solidaires que nous. Ils ont toujours du temps pour vous. Quand on vit sur place, on s’habitue à une temporalité et des rapports humains différents. Et, parfois, ça me manque. Je garde toujours un attachement à ce pays et je regarde quasiment tous les jours les nouvelles, je me documente sur l’opposition. Je garde un lien même s’il est plus intellectuel qu’émotionnel.

Site de l'auteur :www.jbjv.com
Site de l'éditeur :www.editionsnonlieu.fr

Propos recueillis par Alice Cannet
Publié le 28/01/10
Crédits photos : © Jean-Baptiste Jeangène Vilmer