Récit
3 octobre 2006 : 1ère rencontre de jumeaux
Le soleil se couche sur la Place Rouge. Des soldats en uniforme surveillent impassibles les murs du Kremlin, symbole du pouvoir politique russe. Les clochers colorés de la cathédrale Basile-le-Bienheureux comblent nos attentes. Notre voyage commence ici a Moscou en cet fin d'après-midi de septembre à la douceur presque estivale.
Dans cette ville de dix millions d'habitants, la société semble organisée, la surveillance omniprésente, la jeunesse débordante. Du costard cravate au petit tailleur, les Moscovites dégagent une certaine classe d'une élégance naturelle. Et si l'on s'arrête à leur apparence un peu froide, on manque bien souvent leur gentillesse simple et discrète.
Notre voyage commence également avec la rencontre de Nelly et Artem Martirosovy. Ils sont jumeaux non identiques, âgés de vingt-deux ans et tous deux étudiants dans la même université; Nelly en économie, Artem en physique. Ils sont nés à Grozny, au sud-ouest de la Russie, et habitent la capitale depuis seulement 2000 avec leurs parents. Une légère ressemblance physique, une même éducation, une complicité évidente, ensemble ils partagent le goût du voyage. Ils ont déjà visité l'Egypte, la Bulgarie, la Pologne, l'Autriche et la France. En 2002, ils ont été sélectionnés pour participer volontairement a un chantier Solidarité Jeunesse proche de Paris. "C'est peut-être parce qu'Artem est mon meilleur ami que je pars si souvent avec lui en voyage. Il m'apporte la confiance et sa présence me rassure. Quand il n'est pas là, il me manque. Je me sens différente, peut-être moins forte. Nous partageons beaucoup de choses, il est aussi mon partenaire en danse. C'est tellement facile de se sentir bien ensemble". Petits, ils déménageaient souvent et devaient alors changer d'école. Ils nous ont confié ne pas ressentir le besoin de s'ouvrir aux autres. "Le plus beau de notre relation, c'est cette complicité que nous avons, cette suffisance d'être bien à deux. C'est aussi ce que nous avons peur de perdre dans l'avenir."
Nous reconnaissons dans leurs paroles cette même crainte de devoir briser un lien pour construire sa propre vie. Artem a un rêve, celui d'aller vivre un temps aux Etats-Unis. Nelly de son côté n'envisage pas quitter la Russie mais appréhende beaucoup la séparation. On sent dans ses mots de la tristesse. Recherchent-ils chez une tierce personne un peu de l'un ou de l'autre ? A cette question, ils n'ont pas osé nous le dire. Respectant leur discrétion, nous n'avons pas insisté. C'est sur fond de musique française que nous achevons notre discussion. Nelly et Artem se seront prêtés a notre jeu de questions/réponses dans un français appris à l'école et encore pratique a l'Université. Nous quittons Moscou ce soir à 23h55 à bord du Transsibérien - 144 heures de train sans escales, presque 9 000 km pour rejoindre Pékin, mais avant cela nous prendrons un dernier espresso au café Pouchkine.
10 octobre 2006 : Voyage en transsibérien
23h55, nous quittons Moscou à bord du Transsibérien, train mythique couvrant trois territoires : la Russie, la Mongolie, la Chine ; et traversant sept fuseaux horaires. Notre train, le numéro 20, d'une durée de 144 heures et 27 minutes parcourra presque 9000 kilomètres avant de rejoindre Pékin. Au 6666ème km, à la frontière sino-russe, il deviendra le Transmandchourien. Nous oublions alors les jours qui passent, le confort simple des couchettes, la salle de bain plutôt rudimentaire.
Nous vivons à l'heure de Moscou, au rythme lent des paysages parfois monotones. Dans ce train d'une vitesse moyenne de 60 km/h, nous nous laissons porter vers Beijing, faisant halte dans les gares pour nous dégourdir les jambes et nous réapprovisionner en eau, pain, pommes de terre bouillies, pelmeni (sorte de raviolis), poulet grillé, fruits et légumes. Et si quelques Chinois, aux airs affolés, ne nous avaient pas donné l'alerte de remonter, bien souvent nous serions restées sur le quai. Nous sautions alors dans le train en marche quittant les gares de passage, et avec elles, les babouchka cuisinières. Mais le voyage ne serait rien sans la rencontre avec les autres passagers, touristes et locaux, et sans l'aide précieuse des provodnitsa (hôtesses de train).
Moment également fort, le passage des frontières. Impressionnées par tant de surveillance, nous avons attendu six heures en gare avant de quitter le territoire russe et presque autant pour entrer en Chine. Contrôle des passeports, inspection des cabines, fouille du train. Système répressif marqué par des années de communisme. Malgré cela, règne a bord une certaine insécurité. La mésaventure de notre première nuit en fut un bon exemple.
A 4h30, alors que nous avions pris soin de barrer notre cabine, nous nous sommes réveillées en sursaut, la porte à demi-ouverte, nos affaires au pied de la couchette. Heureusement, l'intrus n'a rien eu le temps de voler. Le lendemain, nos voisins nous contaient la même histoire. Les nuits suivantes, nous avons renforcé la sécurité avec ficelle à la poignée et loquet à la porte. Il faut bien que le voyage nous apprenne la débrouillardise ! Parcours ferroviaire hors du commun, il nous aura offert des vues inoubliables sur le lac Baïkal, les forêts de taïga aux couleurs automnales, les montagnes de l'Altaï. Avec lui, nous aurons découvert la Russie et côtoyé ses habitants. On dit des Russes qu'ils portent sur eux la mélancolie, c'est en tout cas ce que nous ressentons en quittant le pays. Cette aventure nous aura redonné le goût du voyage simple et authentique. Nous rentrons en Chine par la porte de la Mandchourie avec une question qui nous brûle les lèvres : qu'en est-il d'être jumeaux ou jumelles dans le pays de l'enfant unique ?