D'Eauze à Ségos - Saint-Jacques-de-Compostelle

Je reprends le chemin qui, sur plusieurs kilomètres, suit une ancienne voie ferrée rectiligne, sous une voûte d’arbres passablement obscure à sept heures du matin. Après Eauze je m’enfonce profondément dans la Gascogne vinicole ; à perte de vue des vignobles enclos de haies, quelques champs en jachère où serpentent les liserons en fleur, des champs moissonnés, des meules de paille éparses. En dix jours les maïs ont bien poussé ; ils me dépassent à présent. Et soudain, stupeur, je découvre au détour du chemin une miniature de chevreuil effarouché qui détale d’un bond dans un champ de maïs.

Champ à Gascogne

Tout au long du chemin je croise les mêmes pèlerins, fais de nouvelles rencontres, et retrouve enfin Evelyne, qui me saute au cou et m’embrasse. En une semaine elle a déjà considérablement amélioré son français ; les expressions propres au pèlerin lui sont à présent familières. C’est ainsi qu’avant de pique-niquer sous un majestueux cèdre bleu elle s’est exclamée en s’emparant du rouleau de papier : « Je vais me cacher derrière un arbuste ! »

J’ai atterri aujourd’hui chez Jean-Michel, ancien pèlerin qui tient un gîte à Aire-sur-l’Adour. Le lieu plaît instantanément : murs jaune profond, poutres en bois naturel, musique corse et surtout une atmosphère de sérénité contagieuse. Du coup je pose mon baluchon et m’accorde quelques heures de rêverie méditative, faisant la lessive ou papotant avec Valérie, hospitalière, en séjour ici pour un mois. Aux murs de grands feuillets vantent la maison accueillante, le bien-être éprouvé chez Jean-Michel. Ces messages envahissent les dortoirs, la cuisine, et même les toilettes ; des exemplaires supplémentaires sont entassés sur des étagères.

J’aimerais pouvoir déposer là ma tristesse, combien c’est difficile ! Selon Valérie, on ne peut rien apporter aux autres si l’on ne sait pas s’accorder le droit d’être heureux :
- Progresse encore un peu, tu verras combien les relations et toutes choses finiront par te paraître lointaines. N’y vois nul désintérêt, aucun égoïsme, au contraire! Prends de la distance, prends de la hauteur.

Je vois partir avec peine un couple zurichois en route pour Saint-Jacques. En dépit d’un français approximatif, ils se sont fait de nombreuses relations, plaisantant sur les rigueurs du pèlerinage. A chaque halte agréable ou gîte luxueux ils s’exclament à l’envi : « C’est dur, la vie de pèlerin ! » Au fil des étapes cette expression est devenue signal de reconnaissance.

Je quitte à regret ce gîte accueillant, ayant passé une journée précieuse à ne rien faire d’autre que rêvasser et bouquiner, notamment deux récits de pèlerinage. L’un d’eux, écrit par François Dermaut dans un style familier et provocateur, illustré d’aquarelles et dessins au fusain, m’a beaucoup plu.

Au soir je retrouve un ami, Gabriel, et nous gagnons son hôtel à Ségos. Subitement j’ai l’impression de faire un autre pèlerinage : piscine, chambre privée, restaurant…. Aucun des convives, visiblement, n’est pèlerin ; tous paraissent en forme, à cette heure tardive.

Le pèlerinage de luxe donne de mauvaises habitudes et incite à la paresse. Le petit déjeuner nous est servi si tard, le système de transfert s’avère si lent que nous démarrons la marche en milieu de matinée.