Les enfants du Mékong

Midi. Nous buvons le lait d’une noix de coco à la paille en attendant l’ouverture du poste frontière vietniamien. Il fait trop chaud pour mâcher quoi que ce soit.  Je me demande à quoi m’ont servi tous ces vagabondages si ce n’est qu’à amasser des coups de soleil, des estampilles sur des passeports, des matériaux pour de futures nostalgies.

Sur le ruban vert de la plaine les paysans reconnaissables à leurs larges chapeaux coniques mènent à la baguette des troupeaux de buffles d’eau. Nous grignotons des petits chemins dans cet immense dédale aquatique traversé par des canaux tel un gigantesque réseau capillaire. Depuis les neiges tibétaines, le fleuve a raclé sur plus de quatre mille kilomètres les sols de cinq pays avant de déverser ses millions de tonnes d’alluvions limoneuses dans les neufs bouches de son delta : Cuu Long, les neufs dragons, nom vietnamien du Mékong. Le fleuve achève sa course paresseuse à travers l’Asie, il crée ce don du ciel, une immense plaine propice à toutes les cultures. De l’artère commerciale aux arroyos, un réseau de près de cinq mille kilomètres de bras d’eau et de canaux relie les bras  du fleuve. Routes et chemins d’eau sillonnent le delta que modifient sans cesse les crues. Ce lacis aquatique se double d’un réseau de routes tracées sur des digues. Le fleuve dessine alors tout un paysage de maisons flottantes, d’entrepôts, de quais et de stations-service sur pilotis. A quelques encablures de la frontière, Chau Doc est la première ville de cet univers aquatique, de ce monde tout entier régi par une civilisation semi-lacustre millénaire. Les eaux du delta envahissent la terre et forment un monde insolite. Dans les chenaux, la pêche se pratique sous toutes ses formes. Pas une heure sans admirer le jeu des sennes, le balancier des carrelets, la remontée des filets et des nasses disposées dans le courant. Le fleuve aurait-il un secret ? Serait-il inépuisable ? En plus d’être un gigantesque vivier, le delta est un luxuriant jardin débordant d’ananas, de mangues, de noix de coco, de longanes et de pamplemousses. Des barges croulent sous leurs chargements de canne à sucre. Elles halètent sur les canaux entre les rives brunes hérissées de palmiers. En rang serrés nous suivons les paysans et les pêcheurs pressés d’embarquer sur un bac. Les embarcations  fourmillent de gens.  Debout, accoudé, en train de manger ou de dormir, il n’y a pas la moindre petite place libre. Les ballots s’entassent sur le sol. Des bébés tètent ou dorment sur le dos de leur mère, indifférents au bruit et à l’agitation. Des vélomoteurs, des camions de transport, la plupart chargés  de victuailles et de produits divers. Le bac ronfle, c’est le temps d’une pause. Tout au long de ses quatre mille neuf cents kilomètres, le Mékong accueille sur ses rives des peuples qui ont su s’adapter à l’inconstance de ses eaux. Depuis des millénaires cinq pays  bénéficient de ses bienfaits et vouent à ce fleuve aux crues nourricières un culte sans égal. Les prières sont sans doute entendues : en témoignent les cent cinquante espèces de riz récoltées plusieurs fois par an dans son delta fertile ou les trois cent mille tonnes de poissons pêchées dans le lac Tonlé Sap. Les constructions des barrages ont fait perdre une grande partie des réserves halieutiques. Le déboisement, la transformation des marais de palétuviers en rizières et en étangs à poissons d’élevage, le braconnage d’oiseaux menacés de disparition sont quelques-uns des outrages  de l’homme envers le troisième fleuve d’Asie. La marche forcée vers le progrès est-elle compatible avec la préservation d’un écosystème complexe, marqué notamment par les crues saisonnières ?

Mékong

L’avenir du Mékong dépendra de la capacité des États à gérer ensemble ses ressources. Les évolutions de ce fleuve, hier encore tropical et mythique et promis demain à une domestication utilitaire, ne doivent pas se faire à marche forcée. Le temps de la réflexion est compté, les pays engagés dans la modernisation de leurs économies n’ont qu’une idée en tête : rattraper leur retard au plus vite. Une prise de conscience est nécessaire. Elle commence à se faire, lentement, mais le Mékong n’est pas près de reprendre son long cours tranquille.

Le fleuve continue de couler, nous continuons de marcher. Nos pieds nus sur le sable brûlant d’une plage de la mer de Chine Méridionale.  Comme si toute l’histoire de l’humanité n’était que cela : avancer, marcher, parce qu’il le faut sachant que c’est le seul moyen qui est donné à l’Homme et à la Nature pour affirmer son existence et sa destinée.

En Chine, on dit que lorsqu’on est arrivé au but de son voyage, c’est que la route a été bonne.

FleuveLa Chine

Ce carnet de voyage de l'écrivain-voyageur Lilian Vézin est un extrait de son nouveau livre Mékong, Fleuves d'aventures.

Mékong, fleuve d'aventuresDescription :
Nous partirons de la région des sources. Nous traverserons les hauts plateaux du Tibet Oriental, capant toujours vers le Sud, nous atteindrons la vieille province du Yunnan et la zone tropicale. Au Laos, nous suivrons au plus près l'axe du fleuve indomptable, jusqu'au Cambodge. Nous bifurquerons vers le lac magique Tonlé Sap avant de rejoindre l'embouchure et le delta du Mékong. En chemin nous rencontrerons des nomades, des hommes libres et farouches, le formidable panaché ethnique qui peuple la péninsule indochinoise.

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A lire, l'interview de Lilian Vezin sur son livre Mékong, Fleuve d'Aventures.

Découvrez également l'interview de Lilian Vezin à propos de son livre La Marche du Prince.