On se renseigne une dernière fois sur la route. A priori il sera dur de s’égarer. Au Cambodge, de ce côté-ci du Mékong il n’y a que ce village et une piste sableuse qui s’engouffre vers l’Ouest. Deux mètres de large, les abords sont sans fossés, juste un épais mur végétal. Au fil des heures notre première impression se confirme : il y a des chemins un peu partout. En nous enfonçant sous une canopée obscure on se pose rapidement la question du demi-tour. Non, nous sommes déjà trop loin. Bien plus que la difficulté propre du voyage, c’est la politique et la guerre qui avaient rendu ces contrées inaccessibles. Près de six millions de mines sont encore enfouies aux abords des pistes cambodgiennes. Les heures s’enchainent, sableuses, desséchantes. Il n’y a pas de tigres, mais il n’y a pas non plus d’eau. En dehors de la mousson, le pays est sec comme la paille. Des maigres buissons d’acacias, quelques palmiers s’accrochent sur de timides dunes de sables. Se succèdent une épaisse forêt et des dizaines de sentes, des arbres couchés que nous enjambons tant bien que mal. Puis une savane aux herbes hautes, n’importe quel animal pourrait s’y camoufler. Je passe plus de temps à regarder derrière moi que devant. Au sol, le sable est fin et farineux, il pénètre partout et recouvre nos pneus jusqu’aux jantes. Nous gardons cap au nord-ouest deux jours à la recherche d’une piste qui n’existera finalement pas. Notre objectif est de rattraper le site d’Angkor à l’Ouest du pays. Nous avançons, seuls, plusieurs jours à travers les hautes herbes et la brousse. Les rares paysans croisés n’en croient pas leurs yeux. Ensemble, nous partageons la joie de ne pas être définitivement perdus. L’exaltation des brèves rencontres nous portent plus que les quelques gâteaux avalés en pédalant. Une fin d’après midi je sens le coup de surchauffe dans ma tête. Par miracle j’ai le temps de descendre du vélo avant de m’effondrer d’épuisement à l’ombre d’une hutte.
Il nous faudra encore deux jours pour rejoindre les berges du Lac Tonlé Sap. Deux longues journées où nous croisons régulièrement des « gueules cassées » et des « pattes perdues » à l’arrière de charrettes tirées par des bœufs.
On peut se prosterner, invoquer le Tout puissant - quel que soit son nom - marmonner quelques prières, jurer, pester, le corps est le seul outil dont on dispose pour atteindre la ligne d’arrivée, aujourd’hui un village paumé au bord du Tonlé-Sap. Des milliers d’empreintes exfolient la vase sèche et croustillent sous nos pieds. Bassin d'écoulement du Mékong, le plus grand lac d’Asie du sud-est accueille le surplus des eaux du fleuve à la saison des pluies, formant avec la forêt et l’immense plaine agricole qu'il inonde, un écosystème unique au monde. Les eaux du Tonlé-Sap peuvent monter de sept à huit mètres entre juillet et novembre, comme en témoignent les habitations perchées sur pilotis. En revanche à la saison sèche, le phénomène s'inverse et le grand lac se déverse alors dans le Mékong, réduisant sa surface de plus de 3 000 km², les maisons sur pilotis apparaissent alors comme de grands échassiers figés au bord de l'eau, au bout de leurs maigres pattes. Il suffit de creuser la terre, de remuer la boue pour ramasser des « grappes » de poissons. Des fillettes pêchent dans les mares, véritables viviers naturels. Le Mékong est un dragon nourricier qui pique parfois de grosses colères et noient dans de vastes crues tout ce qui se trouve à la portée de sa gueule. Le Cambodge est certainement le premier pays à en pâtir. Mais sans lui le pays ne se serait pas relevé de la guerre. Près du lac, les couleurs éclatent, le riz étale sur de vastes espaces son vert tendre associé au miroitement ensoleillé de la rizière, traversé de reflets mouvants sous le souffle de la brise légère.