Normanton et crocodiles
Normanton est une petite bourgade située au fond du golfe de Carpentarie. C'est à partir de là que nous devons rejoindre Karumba à une cinquantaine de kilomètres plus au nord. Un rapide contact avec l'office du tourisme suffit à nous saper le moral. Un trublion s'est invité à la fête : La mousson. Depuis un mois elle sévit dans la région, noyant tout sur son passage. Le passage à gué de la rivière Walker en crue est infranchissable pour plusieurs jours. Nous devons nous résigner et prendre la direction de Cairns. La gentille et prévenante dame de l'office du tourisme, informée de notre projet nous douche une deuxième fois. La route de Cairns est vraisemblablement coupée en plusieurs endroits aussi par d'autres rivières.
Nous prenons le temps de photographier le plus grand crocodile marin jamais capturé dans le monde, dont la réplique à l'échelle réelle est exposée dans un parc : huit mètres soixante trois. La prise eut lieu dans les environs de Normanton en 1957, elle est l'œuvre d'un petit bout de femme et de son gros fusil. Les crocodiles en cette période de l'année sont partout nous dit-on. On peut les rencontrer à quelques mètres des maisons. Ils sortent des rivières pour se nourrir de chiens, dingos ou vaches.
Passage difficile des rivières
Nous constatons rapidement que le niveau de l'eau monte. Les fossés sont pleins, l'eau affleure la route. A Croydon, suivant les conseils avisés de la dame, nous contactons le policier de service qui nous informe que la route est coupée soixante kilomètres plus loin. Nous roulons encore un moment et nous nous arrêtons pour la nuit. A quoi bon. Au petit matin nous repartons doucement vers la rivière Guilbert. Une voiture est arrêtée au milieu de la chaussée. Nous l'imitons et bientôt deux autres véhicules nous rejoignent. Généralement petit ru tranquille, le ruisseau est largement sorti de son lit. Nous traversons à pied. L'eau monte au genou et le courant est fort. Nous devons attendre. Des petits cailloux placés par les premiers arrivants montrent que la décrue est amorcée.
Le policier rencontré la veille arrive. Nous prenons le temps de discuter. Ils sont deux en poste à Croydon pour surveiller une zone de quarante quatre mille kilomètres carrés : cinq ou six de nos départements et seulement trois cent quatre vingt neuf habitants. A Georgetown, plus loin sur la route le policier est seul, bien que la circonscription soit plus grande, mais à Croydon nous dit-il, les hommes sont rudes et bien souvent après le travail et quelques bières, ils font le coup de poing. C'est un anglais de Bath qui aime le rugby et s'est installé dans la région après avoir épousé une australienne. Il aime le coin. Nous parlons rugby et élevage. La plus grande des fermes de sa zone occupe un million d'hectares et abrite vingt mille têtes de bétail et cinq mille chevaux sauvages. Ils sont obligés de temps en temps d'organiser des séances d'abattage par hélicoptère. Les fermiers et leurs familles vivent reclus pendant les trois ou quatre mois que dure la mousson. L'école se fait par radio et internet et s'il y a un gros souci, ils envoient un hélicoptère car toutes les pistes sont coupées.
Nous avons fait la connaissance de nos voisins d'infortune. Ils sont de Cairns. Deux d'entre eux reviennent d'une semaine de pêche à Karumba. Le troisième de retour d'Adélaïde est passé par là pour éviter les inondations sur la côte. Mauvaise pioche ! Les derniers : frère et sœur tentent de passer depuis deux jours. Dans la soirée nous franchissons le premier gué sans trop de difficultés. Le frère et sa sœur préfèrent faire demi-tour une troisième fois. Leur petit véhicule de tourisme est trop bas. Trois cents mètres plus loin, de l'autre côté de la colline, ce coup-ci c'est plus sérieux. La rivière est haute, trop haute. Trois cent mètres de large et plus d'un mètre d'eau sur la route. Nous distinguons à peine la jauge de hauteur. Il faut se résigner et s'installer pour la nuit. Toutes les heures nous allons voir le niveau qui baisse lentement. Nos voisins qui se sont regroupés ont abattu un arbuste d'un coup de tronçonneuse et allumé un grand feu dans lequel ils font cuire à même la boite, cassoulet et spaghettis en conserve. La même boite calcinée leur servira de tasse à café qu'ils préparent avec l'eau boueuse de la rivière. De véritables cowboys !
A deux heures du matin l'un deux vient frapper au camping car : "Man, faut passer maintenant" Un camion arrivé dans la soirée a traversé et les deux pêcheurs également dans leur 4x4. Lui attend car il trouve que le niveau est trop haut pour sa petite berline. Je démarre le camping car et m'approche de la rivière. Je roule sur les mètres cubes de débris déposé par la crue. Dans mes phares le courant est encore impressionnant et les deux cents mètres d'eau restante m'effraient. Je m'avance prudemment et je stoppe : la trouille ! Nous sommes à peine engagés et l'eau arrive au marche pied. Prudente marche arrière sur les débris et retour sur la terre ferme. Je m'avance penaud vers le cowboy: "Hey man, you must go through. It's easy!" (Hé mon gars tu dois passer, c'est facile). Pour me prouver ses dires et bien qu'il voulait attendre cinq minutes plus tôt, il me double s'engage dans l'eau et petit à petit, dans la lueur de nos phares, nous le suivons des yeux et le voyons s'enfoncer vers la rive opposée. L'eau dépasse largement le bas des portières. Cinq minutes plus tard, interminables, il atteint la rive. Ouf ! Son exploit m'a rassuré et nous l'imitons dans un silence d'outre tombe. Le bruit le l'eau contre la carrosserie est impressionnant. Le camping car se comporte dignement et nous arrivons plus facilement que je ne l'aurais cru de l'autre côté. Le cowboy nous attend : "j'ai calé au milieu nous dit il. J'ai eu la trouille".
La troisième difficulté et de loin la pire que nous devons affronter pour relier Cairns a pour nom Heidelberg river, la même qui coupait la route de Karumba. La vallée est noyée de plus de deux mètres d'eau sur prés d'un kilomètre de large. Nous retrouvons une nouvelle fois nos compagnons d'infortune et nous installons pour une longue attente qui durera trois jours, jusqu'à ce que le niveau baisse suffisamment. Nous scrutons le ciel chargé de nuages en croisant les doigts. Ce coup-ci, rassurés par les capacités de franchissement du camping-car, nous n'attendons pas. Lorsque le premier camion traverse, nous lui emboitons le pas et au ralenti nous parcourons les quelques cinq cents mètres avec de l'eau jusqu'à la portière.