Intro
Arrivée sur l'Ile de Pâques
"Quelqu'un d'important est décédé hier sur l'Ile de Pâques, l'avion s'est rempli en une journée... Attendez toujours la fin de l'enregistrement, on ne sait jamais. Sinon il y a des places pour un vol dans dix jours." J'étais au Chili, et je devais choisir entre continuer à l'Ile de Pâqes ou rejoindre le Pérou -ce n'est pas parce qu'on est étudiant qu'on peut s'absenter indéfiniment! Vous devinez donc que j'ai eu in extremis la dernière place improbable, au milieu d'un convoi de passagers funèbres et de jeunes mariés continuant jusqu'à Tahiti. Quatre heures de vol à relire mes cours de biologie moléculaire et à jouer aux échecs avec mon voisin, jusqu'à ce que le train d'atterrissage s'ouvre. Je suis excité comme du pop corn. Mat.
La piste est anachronique : elle a été aménagée afin de pouvoir accueillir une navette spatiale en perdition. D'habitude je relis mon Lonely Planet tout le long du vol, mais cette fois ce n'est pas la peine : je connais déjà par coeur chaque recoin de l'île, chaque astuce.
Il fait nuit. Il a plu et ça sent la fleur. Je sors du Boeing qui vient de m'emmener dans l'Au-delà, coupe le cordon...
Fouler le tarmac de Mataveri, c'est un peu renaître, et c'est aussi comme poser le pied sur la Lune. On vient me chercher. Je donne le gros paquet que m'avait confié un mari chilien pour sa femme insulaire. Ouf ce n'était ni armes ni drogues. 10$ la chambre. Les vents du Pacifique pulsent sur Rapa Nui, le "Nombril du Monde". Tout comme prévu. C'est déroutant de commencer un carnet de voyage après deux semaines passées au Chili, 2500 km parcourus sur place, tout en étant déjà à 24H d'avion et 2 escales de Paris, sur l'endroit le plus isolé de la planète. Mais lorsque l'on arrive dans ce lieu mythique et intemporel, plus rien n'a vraiment existé. Venir ici c'est voyager dans le temps et dans l'histoire... On entend la respiration du Pu A Katiki, le grondement du Terevaka, l'éruption du Rano Kao, et de ces trois volcans on voit jaillir l'île triangulaire. Quelques pollens portés par les vents arrivent timidement d'on ne sait trop d'où. Puis des polynésiens font ce voyage insensé vers l'île mystérieuse. Provenant des Iles Marquises peut-être. On est en l'an 800 : Rome a déjà 1600 ans, Charlemagne est couronné Empereur, et un radeau essoufflé de 5000 km de traversée a franchi le méridien qui sépare une journée de l'autre, a longé le tropique du Capricorne comme une ligne de vie, et a versé les navigateurs tenaces sur la plage d'Anakena. Seule plage de l'île, la poudre de corail et le sable blanc la rendent rose. Et voilà l'île du bout du monde colonisée comme par des bactéries ; à son apogée près de 20000 âmes la partagent. Puis un millier d'érections de Moaïs en tuf volcanique témoignent de la fertilité et de la folie humaines. Cook et La Pérouse mouillent dans les baies.
Si les guerres fratricides et le cannibalisme sont dus à la surpopulation et essentiellement à une mauvaise gestion de l'environnement, les contacts avec le reste du monde est fatal : peste, choléra, évangélisation, rafles d'un baleinier russe et d'un chasseur d'esclaves péruvien.
Quand on arrive, voici donc le monstre de fascination qui nous envahit telle une malédiction fanée. Nous ressentons bien que c'est un des extrêmement rares endroits au monde où une écriture a été inventée, mais il faut accepter avec amertume que les hiéroglyphes ondulés de ce Rongo Rongo ne seront jamais élucidés.